Le monde semble avoir perdu la tête par son inhumanité de plus en plus violente. La Création, comme don sorti des mains de son Créateur, reste pourtant belle. Qui sait l’observer est émerveillé. La période des récoltes s’achève et manifeste une nouvelle fois que les plantes et les animaux veulent donner leurs fruits à l’homme. Le grain jeté en terre l’hiver dernier et au printemps a donné son fruit. Que de joie pour le paysan de pouvoir récolter ce fruit de son travail ! Il n’y a pas encore si longtemps que cela, à la moisson, les paysans se retrouvaient ensemble pour s’entraider. Contempler les fruits de la terre et de leur travail était source de joie et de liesse. Au fond des cœurs, c’était une action de grâce à l’égard du Créateur qui une fois de plus a été fidèle à ses promesses.
Le psaume 125 est parlant à cet égard :
« Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion, nous étions comme en rêve !
Alors notre bouche était pleine de rires, nous poussions des cris de joie ; alors on disait parmi les nations : ’’Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur !’’
Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous : nous étions en grande fête !
Ramène, Seigneur, nos captifs, comme les torrents au désert.
Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie.
Il s’en va, il s’en va en pleurant, il jette la semence ;
il s’en vient, il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes. »
(Ps 125, 3-6)
Ce psaume fait partie des cantiques des montées, il a été chanté en particulier par les Hébreux de retour d’exil à Babylone à partir de 538 av. J.-C.. Par ces mots « rires », « cris de joie », « fête », il y a comme une sorte d’extase chez ces Hébreux. Le début de ce passage fait référence au passé. Il est fait mémoire de ce temps d’exil et de cette libération inespérée de la part de Dieu : Dieu seul sauve, ce que veut dire le nom de Jésus. « Quelles merveilles fait pour eux le Seigneur ! ». Les nations, c’est-à-dire les païens (ou pour nous les athées et les autres religions) sont dans l’admiration et l’étonnement. Il y a ici action de grâce et c’est une invitation pour nous à rendre grâce.
Puis le psaume se conjugue au présent : « ramène Seigneur nos captifs… », comme si le psalmiste invitait Dieu à continuer aujourd’hui son œuvre de salut qui n’est pas terminée. C’est à ce moment du psaume qu’il est fait mention des semailles dans les larmes et de la récolte dans la joie.
Des larmes par le labeur
Pourquoi les larmes concernent-elles les semailles et la joie, la récolte ? Est-ce que c’est quelque chose d’inscrit dans le temps où l’important c’est d’arriver à la joie ? Tout d’abord, la mise en terre de la semence et tout le travail qui la précède réclament un labeur et c’est même un commandement de Dieu : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3,19). Il est nécessaire que nous éprouvions la fatigue qui peut aller jusqu’aux larmes quand nous travaillons. Les grands peintres comme Michel Ange, Fra Angelico ou Picasso ce sont un pour cent de génie et quatre-vingt-dix-neuf pour cent de travail. Ils ont souffert dans leur atelier par leur travail quasi incessant. Saint Vincent de Paul, l’ami des pauvres, avant de mourir d’épuisement, répondait à une grande dame qui trouvait qu’il en faisait beaucoup trop : « davantage ! ».
Il serait illusoire de vivre des promesses de Dieu (son salut) sans passer par ce labeur. C’est Dieu qui en met les conditions : « à la sueur de ton front »… et les larmes à tes joues.
La souffrance, par exemple dans la perte d’un proche, invite aussi à un véritable travail à la sueur de son front et peut produire un fruit inattendu, comme une fleur qui s’ouvre et dévoile son inimaginable beauté. Au cœur même du labeur peut naître quelque chose.
La joie qui naît au cœur du labeur
Cette sueur et ces larmes sont comme la condition nécessaire pour qu’un cœur s’ouvre à quelque chose d’inattendu qui le dépasse radicalement et qu’il ne peut que contempler en se mettant à genoux. C’est le temps des moissons. Voir le fruit de son travail est un certain repos, il procure effectivement de la joie quand il est à la hauteur de notre espérance.
Mais larmes et joie sont-elles si opposées les unes de l’autre ?
Victor Hugo, dans ses poèmes Les feuilles d’automne écrit :
« Pleure. Les pleurs vont bien, même au bonheur ; (…) Pleure afin de savoir ! Les larmes sont un don. Souvent, les pleurs, après l’erreur et l’abandon, raniment nos forces brisées ! Souvent l’âme, sentant, au doute qui s’enfuit, qu’un jour intérieur se lève dans sa nuit… »
Victor Hugo lie les deux, « pleure afin de savoir », dit-il, comme pour signifier la nécessité des pleurs pour faire jaillir une source qui se transforme en joie. Chiara Lubich fait remarquer que « nous imaginons souvent notre vie dans l’harmonie d’une série de journées se déroulant dans la paix et l’ordre avec le travail bien accompli, les études, le repos, les moments en famille, les rencontres… Le cœur humain espère toujours qui l’en sera ainsi et jamais autrement. »
Le grain qui est jeté en terre est destiné à mourir et c’est par et dans cette mort que va naître la plante qui donnera l’épi plein de grains, « si le grain tombé en terre ne meurt, il reste seul… ». Cette mort du grain, ce sont toutes nos souffrances, nos fatigues, notre labeur, nos larmes qui donnent un terreau fertile pour faire jaillir la vie.
Plus profondément, c’est Jésus qui reçoit ce commandement de son Père « tu travailleras à la sueur de ton front » et c’est le premier qui a osé pleurer. Il a pleuré la mort de son ami Lazare, « voyez comme il l’aimait », diront les gens. Jésus pleure sur nos morts, quelles qu’elles soient. Dans son agonie jusqu’à la croix, son front était couvert de sueur et les larmes ont perlé sur son visage. Il a opéré un véritable travail pour notre salut.
Sylvie Bethmont, professeur aux Bernardins, disait : « pour goûter la vraie joie, ne faut-il pas consentir à laisser couler nos larmes ? Loin d’être une faiblesse, elles sont une douceur, quelque chose de l’intériorité qui vient au jour, un flux qui signifie que l’on baisse la garde pour accueillir l’inattendu qui enrichit nos vies. »
Jésus a vécu ce labeur et ces larmes jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort et de cette mort a jaillit la Résurrection, ce flux qui enrichit nos vies puisqu’il s’agit de la vie éternelle.
Le paysan a cet immense privilège de pouvoir goûter encore à la rudesse d’un travail lié directement à la Création, qui peut faire pleurer. Il sème dans les larmes. Mais, dans ces larmes, il récolte un fruit qui lui donne la joie, joie qui le rend participant à la joie du Christ non seulement lorsqu’il sort victorieux du tombeau, mais déjà à celle de la croix. Pensons au Christ en croix de Javier en Espagne, appelé le Christ au sourire, signe d’une humanité transfigurée. Ne pouvons-nous pas dire que le paysan, uni à ce labeur du Christ, participe par son travail à la rédemption du monde ? Aussi qu’il soit joyeux par et dans ses larmes « Les pleurs, comme le sourire qui se lève derrière ce rideau de larmes, sont ce qui reste d’humain dans l’inhumanité » disait encore Sylvie Bethmont.
Demandons en ce mois d’octobre, consacré à Notre-Dame-du-Rosaire, de nous apprendre à vivre de cette béatitude qu’elle-même a vécue au pied de la croix : « Heureux vous qui pleurez maintenant, vous serez consolés ». De ses pleurs a jailli l’Espérance comme une source qui ne se tarira pas.