Quelle agriculture pour rapprocher les hommes ?

Editorial du Lien 76
Mardi 26 août 2014

Que peut signifier une telle question ?

Nous savons bien d’abord qu’il n’y a pas une agriculture, mais une multitude d’agricultures. Il y a quelques décennies, les écoles proposaient un cours d’agriculture comparée. C’était un moyen riche pour le professeur comme pour les étudiants d’approcher un peu l’étendue de la diversité des écosystèmes cultivés. Cette expression d’écosystème cultivé exprime une forme d’alliance entre le climat, le sol et le système de culture mis en place par la sagesse de plusieurs générations de paysans.

Quand on a le bonheur de marcher sur les routes secondaires ou, mieux, sur les chemins vicinaux, il suffit souvent de franchir quelques mètres pour observer un changement de paysage agricole. Bien sûr, il y a le moindre mouvement de relief, une rivière, un changement d’exposition, la couleur et la texture du sol ; mais il y a aussi et en même temps toute l’histoire paysanne façonnée par l’observation, l’expérience : un bosquet, une forêt, une réserve d’eau, des vignes, des pâturages, des cultures. Il y a le voisinage des grandes régions agricoles qui sont répertoriées par les géographes et reconnues par le voyageur - si peu enclin qu’il soit aux paysages - comme la Beauce et le Perche, la plaine berrichonne, la forêt de Tronçais et le bocage bourbonnais, la Crau et la Camargue, etc. Mais il y a aussi les « pays » agricoles qui changent le paysage : la vigne qui apparaît au détour du chemin, la couleur du sol qui change, l’état d’avancement des cultures qui n’est plus le même, les pâturages occupés par les bovins charolais ou clôturés pour les brebis qui viennent d’agneler.

On peut s’interroger sur le changement des paysages, sur l’abandon de l’enseignement de l’agriculture comparée. Bien sûr, il y a d’abord la transformation radicale de la société française, la perte de la substance paysanne : en 60 ans, on le sait, la population est passée de 25 % d’actifs agricoles en 1950 à moins de 4 % en 2010. Et pendant le même temps, les techniques de production agricole ont été profondément transformées par l’introduction brutale de la traction motorisée, du machinisme, de la chimie et de la génétique.

On a cru peut-être que des générations de paysans cherchant à se nourrir « à la sueur de leur front » (Gn 3, 19) en collaborant à l’œuvre de la Création, pouvaient être remplacées, au moins en partie, par le travail des ingénieurs construisant des machines et par les chercheurs de laboratoires. Mais le temps n’est-il pas venu de relier la recherche à la sagesse, la science à l’expérience, la connaissance scientifique à la connaissance paysanne ?

Nous sommes un petit reste (Is 1,9). Nous balbutions, nous tâtonnons. Mais nous avons comme une certitude – sans trop savoir comment – que notre salut passe par l’alliance de l’homme à la terre. Sommes-nous appelés ? Sommes-nous appelés à être prophètes - prophètes de l’alliance de l’homme à la terre ?

Nous sommes marqués, dès les premières années des Journées Paysannes, par les trois alliances de la Genèse qui nourrissent notre espérance :

  • l’alliance de Dieu avec l’homme ;
  • l’alliance de l’homme et de la femme ;
  • l’alliance de l’homme et de la terre.

Et nous revient la vocation de Jérémie que le Seigneur établit comme « prophète des nations » (Jr 1, 4-6) : « Avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu viennes au jour, je t’ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations. »
Et Jérémie de s’écrier :
« Ah ! Seigneur, vois, je ne sais pas porter la parole : je suis un enfant ! » (Jr 1, 6).
Et le Seigneur confirme sa vocation :
« Ne dis pas " Je suis un enfant" … N’aie aucune frayeur car je suis avec toi pour te protéger » (Jr 1, 7-8).

« Petit reste »… privilégié, choisi – pour être témoins, pour être appelés à proclamer les trois alliances. Comme le petit nuage « gros comme le poing » aperçu par le serviteur du prophète Élie (1 R 18, 44), pour annoncer le retour de la pluie, des signes, « comme une brise légère » (1 R 19, 12) nous sont donnés. Des processions et les prières des Rogations ont été accomplies de ci de là dans quelques familles, dans quelques monastères, dans quelques paroisses. Puis cette redécouverte, dans les jours qui ont suivi la Pentecôte, des textes du Deutéronome (26, 1-11) et du Lévitique (23, 9-21 et 26, 3-12) lus encore en certains lieux à l’occasion du samedi des quatre temps de l’été :

« Si vous marchez selon mes préceptes, si vous gardez et pratiquez mes commandements, je vous donnerai les pluies en leur saison. La terre produira ses récoltes et les arbres seront chargés de fruits. La moisson, avant même d’être battue, sera surprise par la vendange ; et la vendange elle-même, avant qu’on l’achève, sera pressée par le temps des semences. Vous mangerez votre pain, et vous serez rassasiés, et vous habiterez dans votre terre sans aucune crainte. J’établirai la paix sur toute l’étendue de votre pays, vous dormirez en repos et il n’y aura personne qui vous inquiète… « Je me tournerai vers vous, je vous ferai croître et multiplier, et je maintiendrai avec vous mon alliance. Après vous être nourris de la précédente récolte, vous aurez encore à mettre dehors du vieux grain pour faire place au nouveau. « J’établirai ma demeure au milieu de vous et je ne vous rejetterai pas. Je vivrai au milieu de vous, je serai pour vous un Dieu et vous serez pour moi un peuple. » (Lv. 26, 3-6 et 9-12).

randol

Pendant ce temps, des monastères bénédictins conservent ou rénovent leurs fermes. Attardons-nous sur la ferme de Notre-Dame de Randol. En Février 2013 à Moulins le père abbé nous avait entretenus de ses projets. Dans une brochure récente, il décrit les liens entre la vie monastique et l’agriculture. Il écrit :

  • « Une exploitation agricole monastique a pour première fin d’aider à la vie économique du monastère, certes. Mais elle apporte en même temps un certain style de vie, fait de simplicité et de sens du concret. Le moine essaie d’avoir les yeux au ciel, et, pour y parvenir, la tradition monastique veut qu’il ait les pieds sur terre afin d’en pomper les vertus qui, vivifiées par la grâce, vont devenir ce terreau intérieur sur lequel le bon grain de la Parole de Dieu germe et donne cent pour un…
  • « Le moine est lié à sa communauté, à son monastère, à sa terre. Cela le conduit à s’investir totalement pour eux, à les aimer, à les améliorer et à les embellir, puis à transmettre aux générations suivantes.
  • « " Celui-là seul peut comprendre ce qu’est un domaine qui lui aura sacrifié une part de soi, qui aura lutté pour le sauver et travaillé pour l’embellir. Un domaine n’est pas une somme d’intérêts, il est une somme de dons. " (A. de Saint-Exupéry)
  • « Il y a un ordre dans les choses de la nature, il faut l’aborder avec le sens du réel… Pas plus qu’on ne peut tirer sur les radis pour les faire pousser, on ne peut forcer la grâce.
  • « L’abandon à Dieu, à sa divine providence, l’âme du moine doit s’y immerger et apprendre à tout lâcher, marcher comme le paysan au rythme de la pluie et du soleil.
  • « L’humilité, qui n’est qu’une expression de la vérité, est la grande vertu demandée par saint Benoît. Le premier degré d’humilité, dit-il, c’est de croire qu’en tous lieux Dieu nous regarde. Là, devant le cycle des saisons et les particularités de chaque semence, l’acte de foi en la divine présence trouve quelques bonnes conditions pour pousser et se fortifier.
  • « Il faut parler aussi de l’aspect pénitentiel du travail agricole. Il est usant. Mais cette âpreté a un sens, c’est l’histoire du grain qui meurt pour germer et donner du fruit ; c’est tout le mystère pascal.
  • « Mais là où il y a surtout rencontre entre la création et le moine, c’est dans la louange. Chaque matin, à l’office des Laudes, les psaumes invitent le moine, le chrétien et tous les hommes, à faire du chant de la création une prière et une louange… (Psaume 148)
  • A tout cela, on peut ajouter un aspect social, car, personne ne sera surpris : quelques vaches, des soucis de sécheresse ou de fenaison, cela unit les voisins, le cultivateur d’à-côté et le monastère. » (La ferme de N.-D. de Randol, pp. 8 à 10)

Arrêtons ici notre méditation – pour la reprendre bien sûr et continuons, grâce à la prière des moines et à leur travail paysan (Ora et labora « prie et travaille »), à contempler et à vivre ce don des trois alliances entre Dieu, la famille et la terre. Nous y découvrirons un peu plus à chaque saison comment en louant le Seigneur en union avec les moines, en vivant notre vie de famille dans l’obéissance et l’harmonie, en travaillant la terre et en l’aimant, nous annonçons aux hommes les merveilles de Dieu.

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