Redevenir les héritiers de la terre

Edito du Lien 79
Dimanche 7 juin 2015

Dans l’éditorial de l’automne dernier (Le Lien n°77) nous écrivions (p.3) : « L’argent a déshérité les paysans de la terre. » Mais on peut dire aussi : l’argent a chassé les hommes de la terre, au moins dans nos pays riches. Et nous poursuivions : « L’héritage aujourd’hui, c’est l’argent, ce n’est plus la terre. Alors on laisse la terre et nous devenons un peuple déshérité de la terre… L’argent a réussi son tour – son tour malhonnête. Il a réussi à se rendre indispensable pour accomplir ce qu’il y a de plus honnête : faire vivre une famille en cultivant la terre. »

Alors que faire ? D’abord chercher dans l’Evangile, les passages où Jésus parle de l’argent. Il y a la parabole de l’intendant infidèle qui se termine ainsi d’une manière surprenante :
« Et le maître loua cet intendant malhonnête d’avoir agi de façon avisée. Car les fils de ce monde-ci sont plus avisés envers leurs propres congénères que les fils de la lumière  » (Lc 16,8).
Et Jésus poursuit : « Eh bien ! Moi je vous dis : faites-vous des amis avec le malhonnête argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16,9).

Ces versets de saint Luc ne sont-ils pas une invitation pressante pour les paysans de nos jours à asservir l’argent au bénéfice non seulement de leur famille et de leur communauté, mais aussi de toute la société ? En un siècle, la société, de paysanne qu’elle était, est devenue citadine. La terre était le grand trésor transmis de génération en génération. La révolution, industrielle puis technologique, n’a pu s’accomplir que grâce à une confiscation du trésor de la terre et une désertion gigantesque des campagnes.

Henri Pourrat, dans les derniers chapitres de son livre L’homme à la bêche, laisse entrevoir « le grand tournant » de la société, qui était déjà largement entamé. Ce grand tournant est allé aujourd’hui jusqu’à l’oubli radical des racines terriennes de l’homme. On le constate dans les grandes cités des pays riches, où l’on ne fait plus le lien entre l’aliment et la terre. On mange des produits transformés qu’on finit par croire fabriqués en usine, et on ne sait plus qu’ils viennent de la terre : quel est le lien entre les briques de lait et le pis de la vache ?
Parlant de la fin du paysan tel qu’il a façonné la nature et la terre données par Dieu, Henri Pourrat voit déjà cependant l’avenir du terrien.

Voilà ce qu’il écrit :
« L’homme ne renversera pas les pouvoirs de la vie. Simplement, la vie se détourne de ceux qui avaient cru pouvoir préférer leurs techniques à ses vieilles mœurs éternellement fraîches. Par une victoire aussi humble et lente que celle de l’herbe, toujours monté de la Création, c’est l’esprit de vie qui l’emporte.
Cela, au milieu d’une ville, on peut l’oublier. Parce que, de par leurs techniques, il n’y a plus, pour les hommes d’aujourd’hui, de nuit, d’hiver, de distances, plus de saisons ni de pays ; c’est comme s’il n’y avait plus pour eux de Création. Plus rien qu’une matière. Et plus l’homme prendra d’empire sur cette matière, mieux ce sera. Son pouvoir est devenu si gros qu’il n’a plus voulu faire état que de son pouvoir. Comme le tracteur triomphe de l’herbe, la technique triomphe de la vie. Mais ce triomphe n’habite que l’instant : c’est la vie qui habite le temps et qui emporte la victoire. »

Cela, l’agriculteur du XXIe siècle le sait toujours. Et, dès 1950, Pourrat écrivait : « Universelle et toute puissante vie. De quoi serviront à un peuple les réussites de ses techniques, s’il doit échouer à vivre ? Elles auront pu lui faire perdre cela de vue un moment, mais bientôt il sera forcé de revoir que la Création déborde la civilisation… « Il y a un lien quasi religieux, de nourrice à enfant, entre la Création et l’homme – image sans doute de celui qui devrait rattacher l’homme au Père, au Créateur. Si ce lien est coupé, apparaît une menace vitale. « Les sciences en viennent à voir que l’homme a à se faire fils attentif de la vieille mère. Et lui qui rêvait peut-être de se passer tout à fait d’elle, il projette de lui demander plus qu’il n’avait jusqu’ici : la profonde santé de son corps et de son intelligence. » (Henri Pourrat, L’homme à la bêche, pp. 241-243)

Ainsi, l’avenir du paysan se trouve dans une découverte, à chaque saison plus grande, de la terre qui lui est confiée. La terre n’est pas un outil de production, comme une machine, elle n’est pas un moyen d’investigation virtuel, comme un ordinateur, mais c’est une matrice réelle de vie. Elle nous est donnée dans son extraordinaire complexité physique et biologique, en étroite connexion avec l’eau, l’air et le feu, pour faire jaillir l’aliment, la nourriture de tous les hommes.

Découvrir, connaître, respecter, courtiser, aimer cette terre, voilà la tâche du paysan d’aujourd’hui, pour nourrir sa famille, pour nourrir les hommes du monde entier, pour louer le Créateur, auteur des merveilles de la terre. Dans son travail quotidien de la terre, l’agriculteur d’aujourd’hui est appelé à l’observation, à la recherche, pour découvrir les merveilles de l’alliance entre la terre et la croissance de la vie, les merveilles de la fécondité, donnée par Dieu, et à laquelle il participe.

Il y a une certaine ressemblance entre la famille et la terre – faire jaillir la vie dans une conscience de plus en plus grande des trois alliances :

  • Alliance de Dieu Créateur et de l’homme
  • Alliance de l’homme et de la femme
  • Alliance de l’homme avec la terre. Alors, dans cette vision, tout peut servir à la gloire de Dieu et au service des frères. Qu’importe que l’on se serve de « l’argent malhonnête », pourvu qu’il soit asservi et non le maître.

Sitôt après la parabole de l’intendant infidèle mais pourtant avisé, saint Luc nous rapporte les paroles de Jésus :
« Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent » (Lc 16, 13).

N’y a t-il pas là une occasion donnée par la Providence de sanctifier un grand retournement que l’on voit venir ? Comme une sorte de fonction prophétique du petit reste des paysans, qui consiste non seulement à nourrir tous les hommes, mais encore à leur rappeler qu’ils sont les héritiers de la terre. Quand nous mangeons, quand nous buvons, que l’on soit paysan ou citadin, rural ou urbain, habitant des cités, des banlieues ou des villages, nous respectons, nous gardons, nous transmettons la vie sortie de la terre. Nous pouvons, si nous le voulons, redevenir les héritiers de la terre.

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